comtesse

Derrière ces murs se joue la vie. Elle entre, nous contourne, s'assied de l'autre côté de cette grande tablée des familles, des compagnons de boisson. Elle est pâle. Elle porte les stigmates de la pauvreté du monde qui l'entoure. Fleur de misère, elle est belle et triste. Il la suit. Il a les cheveux ondulés plaqués sur son crâne, tout Sicilien qu'il est et qu'il ne paraît pas être. Il éructe. Il voit le chien s'approcher de sa fille, quelques mois à peine, blottie dans son berceau de sommeil. Assise, elle est blanche comme un cierge et fixe la table. Ses yeux sont cernés, le calvaire qu'elle vit trahit sa condition originelle. Il reste debout, rumine. Ne comprend pas où il a atterri, avec son smoking et son anneau doré à l'oreille droite. Il fait discrètement fuir le chien. Il pourrait lui botter le cul sans que personne lui en tienne rigueur qu'il le ferait sans scrupule.

Au pays des cloportes, où trinquent la belle espèce des boit-sans-soif et les monsieurs tout-le-monde, il ne se sent pas à l'aise. - Qu'est ce que c'est que ça ? On est où là, c'est pas un restaurant, c'est une halte routière, je descends de Paris moi. C'est une blague. J'ai compris, c'est une blague. Elles sont où les caméras ? C'est une blague. On est millionnaire, pourquoi tu m'emmènes ici. Pour faire des économies. On est millionnaires. On est où ici ? Elle déglutit difficilement, livide, regarde sa grand-mère du coin de l'œil au fond de la salle qui discute avec ses camarades de beuverie. C'est long. Il sourit du coin de son bec de mafioso. Il reste béat devant ce spectacle, devant cette scène ou cafards et pochtrons partagent leur misère dans un élan de gastronomie populaire. - On va pas manger là. Barrons-nous.

Elle se lève doucement, blafarde, le bébé est dans son cosy, posé sur une chaise. La comtesse se rapproche, il ne peut pas faire demi-tour. Elle arrive, et c'est elle qui les a invités. De l'autre côté, le brouhaha. Ça rigole, ça sourit, ça fait hum et ça fait glups. Elle est debout, plus blanche qu'un drap. Elle a les yeux rivés sur le sol. - Assieds-toi, lance-t-il sèchement d'un ton autoritaire et revanchard. Elle s'exécute. Il se montre. Mais n'a pas conscience de l'incidence d'un tel comportement. Il est là au cœur du peuple, habillé comme un pingouin, là où on mange avec les doigts des frites bien grasses. Quelques secondes lui ont suffi à comprendre qu'ici, dans cette salle, au milieu de la plus belle espèce des gens de cœur, c'était lui l'étranger, le mal venu. Avec ses mots chargés de haine, il pisse autour de cette table familiale, tente vainement de marquer son petit territoire. Il ne mesure pas la gravité de ses mots. Ses gestes restent maîtrisés. Il n'est pas en terrain conquis. On le regarde. Il sent le poids des yeux qui le cernent. Il est entré dans l'arène, il est sur les planches, ne peut plus reculer. Le western moderne a commencé. Les trois coups sont frappés. La comtesse de la gouaille les rejoint en boitillant, vers ce couvert dressé avec toute l'humilité de la plus belle couche populaire. Prédateur parisien pris au piège des rats qui l'encerclent, il prend place, fixe les yeux humides de sa douce, les fusillent du regard. Ce passage dans la belle-famille et cette humiliation personnelle vaudront plus que le coup de semonce, plus que la gifle hebdomadaire, celle prescrite par les traditions siciliennes. La comtesse commande son verre de rosé. Elle n'est pas là pour beurrer les sandwiches et c'est pas un bellâtre qui va l'empêcher de boire le coup chez Jacques, même habillé en garçon de café.

Les premiers plats arrivent sur la table, la bonhomie du père Jacques aussi. En homme du monde expert du sens de l'humanité, il détend l'atmosphère en deux temps trois mouvements et quatre bons mots. Elle, belle comme une anémone perdue dans une parcelle de plantes carnivores, pense à ce qui l'attend une fois qu'ils seront tous les deux, alors que leur fille pleurera de sommeil, dans ce cabriolet de vieux beau avant l'heure. Ghismonde et Nadine discutent du dernier banco gratté, Yvonnic rappelle le chien Gaëtan à l'ordre. Jacky, dit Séraphin, parcourt les titres du Paris-Turf. Jacques dessert les steaks à point et saignants. - Pourquoi est-ce qu'on me demande tout le temps si je mange du porc ou non ? Je suis pas Arabe, je suis Sicilien. Non, pas Italien. Demandez aux Siciliens s'ils sont Italiens...

Il fait tournoyer son couteau de cuisine autour de son index. Camille la comtesse entame son deuxième verre de rouge. Sa voix criarde prend du volume. En vraie comtesse, elle mène le bal. Sans elle, l'esclandre éclatait. Sans la sagesse de cette âme élitiste et éthylique au pays des vieilles poches, le scandale ne serait pas mort dans l'œuf. L'outrecuidance de cet abruti l’aurait peut-être emporté.

comtesse