Mon bistrot préféré vieillit en même temps que moi. On y a vu nos parents trinquer avec nos grands-parents, prendre un café serré aux enterrements des anciens, ceux qui, un jour, avaient compté dans leur vie. On y a poussé, arrosés à la menthe à l'eau. Avant de glisser la première pièce dans le baby-foot, d'y goûter la première gorgée de bière.
Mon bistrot préféré, j'y ai laissé des sous, des francs entiers, comme si je les avais gagnés. J'en ai noyé‚ des chagrins, dans mon bistrot préféré, j'en ai vécu des rêves, par procuration, j'en ai construit des systèmes politiques. Des bien, des moins bien, des qui tiennent debout, des qui s'écroulent au premier soupir. J'en ai imaginé des destins entouré de mes amis. J'en ai payé‚ des coups, j'en ai reçu aussi. Sans la guitare, j'y ai chanté mon désespoir.
Mon bistrot préféré, c'est une sorte de chez moi, c'est l'endroit dans lequel je peux vivre avec ma tribu sans qu'elle me pèse. J'y ai emmené tous ceux qui m'ont mérité, tous ceux que j'ai mérités. Mes quelques femmes ont connu mon bistrot préféré, où j'ai roulé mes premières galoches et mes premières clopes. J'y ai balbutié de rares déclarations d'amour dans une haleine tiède de bière brune.
Elles le peuplent encore, ce troquet. Sur ses murs, y'a un bout de notre histoire. Dans la fumée qui se cogne au plafond, y'a une petite partie de mes tourments. Au fond des verres qui traînent ça et là sur les tables, y'a quelques-unes de mes larmes. Dans les notes des musiciens qui jouent au fond de la pièce, y'a l'intro de ma courte destinée. J'attends le refrain. Je m'y sens bien. J'y suis, j'y reste.
Pour me trouver, c'est pas dur. Je suis là, assis à une table, derrière un picon bière bien serré. Y'a un journal qui traîne. Plein de dessins en gestation. Et une femme qui raconte des histoires… mon fils hilare sur ses genoux.