C’est un petit boui-boui comme on n'en fait plus. Jacques, le patron, affiche ses quatre-vingt-dix balais bien sonnés mais continue de servir la masse prolétarienne du quartier à moindre coût. Une manière comme une autre de ne pas se mettre au sirop, comme ses clients.
Ça respire la nostalgie dans cette turne. La hauteur de plafond donne le vertige. Mais il en faut plus pour faire perdre l’équilibre aux acrobates du zinc qui ont enraciné leurs coudes sur le comptoir en formica depuis une éternité.
Un fort moustachu ne parle qu'à l'imparfait. Toutes ses phrases commencent par « dans l'temps… ».
Jacques a dû en voir défiler des pochtrons. Ils viennent ici depuis toujours faire et défaire le puzzle de leurs déboires. Des maris infidèles aussi, « dans l’temps ». Le couloir de l'entrée permettait d'accéder aux chambres de l'hôtel sans passer par la salle de restaurant. Un jeu d’enfants de venir ici corrompre sa conscience sans se faire remarquer.
Mais tout ça, c’est du passé. On y vient maintenant pour goûter au plaisir improbable d’un monde perdu, au fond d’une bouteille de Suze ou dans le creux d’un plat de frites faites maison.
Et tout le monde trinque à la santé du patron, pour que ça dure.